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Deux chemins pour traverser la crise sociale
2. Le droit et le tordu : les processus sociaux de (dé)valorisation

Auteur :
Type : Dossier
Thème : Questions de Société
Source : Aimer & Servir
Réf./Date source : n°100  
Publié sur Lueur le
Sommaire du dossier :
  1. Le droit et le tordu : les processus sociaux de (dé)valorisation
  2. Le Christ, paradigme d'une nouvelle manière de faire

Le roi est beau, il représente le prototype de l'humanité désirable. A l'inverse, quiconque a rencontré des handicapés lourds a pu s'interroger sur les limites de l'humain. A-t-on toujours un homme en face de soi ? Le choc est là. Ces personnes, par leur présence, nous rappellent que l'humanité n'est pas ce que nous voudrions en faire. L'humanité comprend l'ensemble des hommes, tels qu'ils sont. Le serviteur dont on nous parle se situe lui-même aux franges de l'humain : "par rapport à l'apparence d'un homme, à l'aspect des fils d'Adam : une ruine" (ch.52 v.14). Toute personne en difficulté nous renverra peu ou prou cette image. On voit bien tout ce qui lui manque, dit-on, pour être une personne "a part entière". L'envers du pouvoir est cette humanité souffrante, mutilée, que l'on qualifie de laide. Le monde se répartit ainsi entre les beaux et les laids.

Ces franges de la société s'opposent à ce point aux cercles du pouvoir qu'ils deviennent invisibles et inaudibles pour les gouvernants. Les hautes sphères tournent sur elles-mêmes tandis que le peuple s'enfonce dans la crise. Mais qui entendra leur cri ? Qui verra leur misère ? Faire accéder l'image de l'être souffrant au regard des gouvernants produit sur eux l'effet d'une véritable révélation : "devant lui les rois fermeront la bouche, ils verront ce qui n'était pas inscrit dans leurs livres. Enfin ils prêteront l'oreille alors qu'ils n'écoutaient pas" (ch.52 v.15).

Ainsi toute société construit-elle des images du beau et du laid, de l'audible et de l'inaudible, du visible et de l'invisible, et elle les attribue à des groupes sociaux. On peut multiplier ce jeu d'oppositions. En voici une autre : le médiatique et le non médiatique. Nous traduisons en actualisant à peine : "son aspect n'avait rien de spécial ; médiatique nous l'aurions remarqué ; avec une belle apparence nous l'aurions désiré" (ch.53 v.2). L'hébreu parle de brillance. Il y a ceux qui savent briller, et ceux qui restent ternes : les médias sanctionnent, en effet, cette opposition. Devant le démuni, le texte nous le rappelle, on ferme son visage (v.3). Les portes de l'accueil se closent, le sourire se fige, les yeux se voilent, la respiration se suspend. Implacable, Esaïe poursuit son énumération des oppositions qui structurent une société : d'un côté, ceux qui comptent, de l'autre, ceux qui ne comptent pas. Ce serviteur, à nos yeux il ne comptait pas (v.4). Ce verbe compter reviendra, d'ailleurs, à maintes reprises dans le cours du texte, rappelant les multiples comptes qu'un groupe social opère: on classe, on met dans des cases, on répertorie, on compte ses forces et celles de l'adversaire. On compte, d'un côté, les coupables, de l'autre, les non coupables. "Nous l'avons compté comme touché, frappé par Dieu, humilié" (v.4). Les prisons tracent le cercle qui range chacun à son rang. Il a été pris, jugé, emprisonné (v.8). Grandes prisons et petites prisons structurent l'espace. Le cercle des beaux quartiers se referme pour mettre les gueux à distance.

La parole elle-même livre son verdict séparant le beau parleur et celui qui se tait. Celui qui parle d'or et l'autre, qui n'a pas droit à la parole, qui ne se sent pas autorisé à parler, qui ne dénoue pas sa bouche (v 7). Combien connaissons-nous de bouches nouées par la souffrance, par l'humiliation ? Le silence parle parfois plus fort que le trop plein de paroles. La crise multiplie ainsi le nombre de ceux à qui l'on ne fait pas de place dans les échanges sociaux, de ceux qui n'ont, par conséquent, plus rien à dire. La délinquance vient, de fait, souvent palier le manque de paroles dites. Quand les mots font défaut les gestes prennent le relais. Je suis, par ailleurs, toujours frappé, effectuant des enquêtes dans les entreprises, de constater l'écart entre le discours officiel, des cadres dirigeants, et le point de vue des salariés d'exécution.

Chaque société construit, ainsi, son système de valeur, distribuant les étiquettes, statuant sur l'intéressant et le pas intéressant. "Qui s'intéresse, nous dit-on ici, aux gens de sa sorte" (v 8). Les traductions parlent, en général, de "génération". On pourrait aussi transcrire ce mot par "classe". En bref il s'agit d'une catégorie sociale, repérée par une caractéristique, ou par une autre, qui suffit, à elle seule, à rendre cette catégorie intéressante ou non. Il y a deux chemins. L'un va rechercher à s'auto-attribuer ou à se faire attribuer les étiquettes positives que nous avons passées en revue : la beauté, le brillant, être de ceux qui comptent, l'innocence, la centralité, la belle parole, l'intérêt. L'autre va regarder ailleurs : vers le Royaume de Dieu et sa justice.

Sur quel chemin nous engageons-nous dans nos choix de vie, dans la construction de nos carrières professionnelles, dans le rôle que nous endossons dans l'Eglise, dans notre famille ? Cherchons-nous, à toute force, à nous retrouver au pôle positif, ou acceptons-nous, le cas échéant, de nous retrouver au pôle négatif ? Il ne s'agit pas, répétons-le, de rechercher ce pôle, mais de l'accepter. Est-ce que nous nous arrangeons pour .être du bon côté de la société, du côté de ceux qui ont raison, qu'on écoute, du côté de ceux qui n'éprouvent pas la crise, qui n'ont pas de problème, pas de questions ? Nous mettons-nous du côté des biens portants ou des malades ?

Si Dieu nous confère une valeur il nous est plus facile de nous dispenser de la valeur que la société nous octroie. Plus facile, certes... il nous est, malgré tout, difficile d'aller aussi loin que le serviteur souffrant.

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