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Introduction au Pentateuque

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Type : Enseignement
Thème : Commentaires Bible Annotée Neuchâtel
Source : Theotex   
Publié sur Lueur le

I - Le contenu et la pensée du Pentateuque.

Les cinq premiers livres de l'Ancien Testament portaient chez les Juifs le nom collectif de : le Livre de la loi, ou : la Loi de Moïse, ou simplement : la Loi. Les Pères de l'Eglise (Tertullien, Origène), se conformant sans doute à un usage plus ancien, qui remontait peut-être au temps de la traduction des Septante, donnent à ces livres le nom de Pentateuque. Ce mot, d'origine grecque, signifie littéralement « le livre aux cinq étuis, » c'est-à-dire les cinq rouleaux ou volumes.

Chacun de ces écrits était désigné par les Juifs au moyen des mots qui le commençaient, et dont on faisait une sorte de titre : ainsi pour :

  • le premier, Bereschith : Au commencement ;
  • le second, Veelléschemoth : Et ce sont ici les noms ;
  • le troisième, Vajjikera : Et il appela ;
  • le quatrième, Vajedabber : Et il dit ; ils appellent aussi ce livre Bammidbar : Dans le désert, nom tiré du contenu du livre ;
  • le cinquième, Elléhaddevarim : Ce sont ici les paroles, parfois aussi : Mischné-hatthora : Répétition de la loi.
Les traducteurs alexandrins adoptèrent, selon l'usage grec, des titres en rapport avec le contenu des livres :
  • Genesis, qui signifie origine ;
  • Exodos, qui signifie sortie ;
  • Levitikon, qui veut dire le livre des Lévites ;
  • Arithmoi, qui veut dire nombres ; parce que ce livre commence par le dénombrement du peuple ;
  • Deuteronomion, qui veut dire seconde loi.
Nos dénominations françaises sont provenues de ces titres grecs.

Ces cinq livres ne sont point de simples annales historiques ; car on y remarque un but poursuivi et un choix de matériaux. Ils ne sont pas non plus un recueil légendaire d'antiques traditions nationales ; car le peuple juif, qui en est le héros, y apparaît comme l'une des plus jeunes nations du monde ; c'est le contraire du rôle que s'attribuent les peuples dans leurs légendes. Dès le récit de la création, nous constatons dans ces livres un plan nettement tracé.

Commençons par en exposer brièvement le contenu.

  • Le premier, la Genèse, nous conduit de la création du monde jusqu'à l'établissement de la famille d'Abraham en Egypte ; c'est un espace de temps d'environ 2300 ans.
  • Le second, l'Exode, raconte la sortie d'Egypte et le voyage des Enfants d'Israël jusqu'au Sinaï.
  • Le troisième, le Lévitique, renferme les ordonnances concernant le culte, données pendant le séjour au Sinaï.
  • Le livre des Nombres reprend le récit interrompu à la fin de l'Exode et retrace le voyage qui conduisit les Israélites du Sinaï aux frontières de Canaan ; ce livre comprend un espace de temps d'environ trente-huit ans.
  • Enfin dans, le Deutéronome nous trouvons les dernières exhortations adressées par Moïse, peu avant sa mort, au peuple qui se disposait à occuper la terre promise.
Les matériaux qui entrent dans la composition de ces cinq livres sont très divers : des récits, des généalogies, des lois, des discours. Cependant, de tout cet ensemble se dégage une pensée unique aux yeux de celui qui cherche à pénétrer l'esprit qui l'inspire. Dans un sens général, le fait auquel tend toute cette histoire, aussi bien que la Bible entière, c'est l'établissement final du règne de Dieu sur toute la terre. Le récit de la création du monde nous montre l'apparition du futur théâtre de ce règne ; celui de la création de l'homme, la formation de l'être qui en sera l'agent, et ainsi de suite. Dans un sens plus particulier, les événements racontés dans le Pentateuque tendent tous vers un fait plus rapproché, celui qui posera le fondement de ce règne divin : l'établissement du peuple descendu d'Abraham dans la terre de Canaan. C'est dans ce pays en effet que le règne de Dieu doit être réalisé par Israël sous sa forme préparatoire.

Entrons maintenant dans l'analyse détaillée du contenu de ces cinq livres, et nous comprendrons plus distinctement ce double but, à la fois général et particulier, qui domine le récit des événements.

Le fait central de l'histoire racontée dans la Genèse est la vocation d'Abraham (chapitre 12), qui doit devenir le père du peuple, instrument futur des desseins divins. Cet appel adressé au patriarche est l'ouverture de la période dite particulariste, durant laquelle le peuple juif doit représenter seul ici-bas le règne de Dieu. Cependant cet événement décisif avait été précédé et motivé par toute la série des faits primordiaux qui concernent l'humanité tout entière. Aussi sont-ils retracés dans les onze premiers chapitres. L'humanité est au point de vue du récit de la Genèse le but premier et constant de l'oeuvre de Dieu. Le peuple d'Israël n'est que le moyen choisi de Dieu pour atteindre ce but général. Si le point de vue national juif eût inspiré le récit, la narration se serait ouverte par l'appel d'Abraham. C'est parce que dès l'abord elle a eu en vue le salut universel, qu'elle commence par l'histoire de l'humanité primitive. L'horizon qu'embrasse le récit dépasse dès les premières pages de la Genèse celui du peuple d'Israël. Mais cela n'empêche point que, dès l'abord aussi, le récit ne tende directement à l'histoire d'Abraham comme premier fait saillant dans l'établissement du règne de Dieu. C'est ce que montre clairement la série des tables généalogiques dans les onze premiers chapitres ; car ces listes de noms partant d'Adam se dirigent en droite ligne vers le personnage d'Abraham ; elles aboutissent à Thérach, son père. On constate le même but en étudiant les événements racontés : la création de l'univers et de l'humanité, conditions nécessaires du règne de Dieu ; le séjour dans le paradis, commencement, virtuel de ce règne ; la chute de l'homme, qui en entrave le développement et qui fonde ici-bas un règne opposé ; le châtiment du déluge, par lequel Dieu détruit une humanité devenue impropre à l'accomplissement de son dessein, et la renouvelle en quelque mesure ; la tentative de la tour de Babel, nouvelle révolte qui éloigne encore une fois l'homme de sa destination : tous ces faits font ressortir la nécessité, si Dieu ne veut pas abandonner son but, de recourir en vue du salut à une mesure d'un nouveau genre. C'est ainsi que nous sommes amenés à la vocation de l'homme en qui s'incarne la grande espérance de l'humanité. Comme Noé avait été choisi pour sauver matériellement notre race, Abraham est élu pour la sauver spirituellement en conservant, ce qui fait la dignité de l'homme, la connaissance du Dieu unique et saint et la confiance en lui. Après avoir ainsi atteint, comme par un procédé de concentration graduelle, son premier but, Abraham, le récit de la Genèse nous montre en lui dès ce moment le point de départ d'un salut qui va grandir jusqu'à embrasser tous les peuples. Nous suivons le patriarche en Canaan, cette terre destinée à devenir l'héritage de sa famille ; Abraham y devient le père d'Isaac, et par lui de la famille élue. Les Cananéens ne sont pas encore mûrs pour la destruction à laquelle les condamne leur corruption croissante ; c'est pourquoi la famille d'Abraham, qui doit les remplacer, mais qui déjà commence à se corrompre avec eux, est transplantée en Egypte. Là elle se multiplie rapidement et devient ce grand peuple qui, à l'heure marquée, sera en état de conquérir et d'occuper le pays des Cananéens. En même temps que nous voyons ainsi grandir la famille d'Abraham, le récit nous montre comment ses branches latérales, qui ne doivent pas faire partie du peuple élu, sont successivement éliminées et établies dans les contrées environnantes : ainsi Lot, neveu d'Abraham ; Ismaël, fils du patriarche, et Esaü, fils d'Isaac. Le livre se termine par la mention de deux faits qui font clairement comprendre la portée du récit : l'inhumation de Jacob dans la caverne de Macpéla, autrefois achetée par Abraham en Canaan, et qui était pour la famille du patriarche comme le gage de la possession future de ce pays ; puis la promesse que Joseph mourant exige des siens et par laquelle ils s'engagent à transporter ses restes en Canaan, quand l'Eternel y fera remonter son peuple. La Genèse pose ainsi bien clairement les bases de la conquête future de Canaan. Ce livre est comme la prise de possession anticipée de la terre promise.

L'événement capital de l'Exode est le don de la loi en Sinaï (chapitre 20). Tout ce qui précède ce fait est destiné à le préparer. L'accroissement extraordinaire de la famille de Jacob en Egypte, la persécution dont elle est l'objet sous une nouvelle dynastie, la naissance et la conservation merveilleuse de Moïse, son éducation à la cour de Pharaon, son long exil au désert de Madian, l'appel que lui adresse l'Eternel, les plaies d'Egypte, la sortie du peuple, le passage de la mer Rouge, le voyage jusqu'au Sinaï : toutes ces circonstances racontées dans la première partie de l'Exode sont le préambule de la grande scène de la promulgation des dix commandements dans lesquels se résume la loi tout entière. Pendant son séjour en Egypte, la famille d'Abraham était devenue un peuple ; or un peuple doit avoir une constitution qui en fasse un tout bien organisé : la loi est la constitution nationale, politique et religieuse, d'Israël. Après le don de la loi est racontée, dans la seconde partie du livre, la construction et la consécration du tabernacle. Ce fait est la conséquence nécessaire de la promulgation de la loi, car le sanctuaire est à la fois le temple et le palais du Dieu et Roi d'Israël habitant au milieu de son peuple. Mais si Israël est maintenant une nation organisée, ce n'est pas en vue d'une existence prolongée au désert ; un meilleur séjour l'appelle : le moment est venu de se remettre en marche.

Israël possède un sanctuaire où son Dieu veut chaque jour se rencontrer avec lui. Cependant les conditions de cette rencontre solennelle doivent être fixées, et c'est là le but des règlements relatifs au culte et à la sainteté d'Israël, que renferme le Lévitique ; on pourrait appeler ce livre le Manuel des Lévites, des agents du culte. Il contient d'abord une série d'ordonnances sur les sacrifices, sur la consécration des sacrificateurs, sur la distinction entre les animaux purs et impurs et sur les différentes sortes de souillures. Nous arrivons ainsi à l'ordonnance qui forme comme le couronnement de tout le système cérémoniel, celle du jour des Expiations, renfermée au chapitre 16. En ce jour unique dans l'année, le grand sacrificateur doit entrer dans le Lieu très saint, pour y faire la propitiation des péchés des sacrificateurs et du peuple. Après cela, le Lévitique contient une foule d'ordonnances relatives à la sainteté de la vie chez les membres du peuple et chez les sacrificateurs, puis l'institution des fêtes Israélites, hebdomadaires, mensuelles, annuelles, septannuelles, et enfin l'ordonnance relative à la fête semi-séculaire du Jubilé, type du repos saint et parfait du règne de Dieu accompli. Quoique toutes ces ordonnances données en Sinaï fussent en quelque mesure applicables au séjour dans le désert, il est évident que la plupart d'entre elles, surtout celles des fêtes, avaient en vue l'établissement permanent dans la terre de Canaan.

Le livre des Nombres renoue avec le récit de l'Exode. La narration est dominée tout entière, comme dans les livres de la Genèse et de l'Exode, par un fait principal : le rejet d'Israël et la condamnation, de tous les hommes faits, sortis d'Egypte, à périr dans le désert (chapitre 14). Les faits renfermés dans les treize premiers chapitres : le dénombrement du peuple, les ordres relatifs aux campements et au mode de transport du sanctuaire, la célébration de la Pâque, le départ du Sinaï, enfin l'envoi des espions et la révolte du peuple à l'occasion de leur retour et de leur rapport, ces faits aboutissent à la sentence de mort prononcée sur Israël. A la suite de cet événement est racontée une série de révoltes et de châtiments ; quelques ordonnances occasionnelles sont mentionnées ; suivent la mort d'Aaron, l'arrivée dans les contrées situées à l'orient du Jourdain, la conquête des deux royaumes amorrhéens de Hesbon et de Basan, enfin la victoire sur les Madianites, avec l'épisode de Balaam. A ce moment, tout est prêt pour l'entrée en Canaan et pour le passage du Jourdain. En retraçant ainsi la marche du peuple depuis le Sinaï jusqu'au seuil du pays de Canaan, et en nous révélant le jugement dont le peuple fut frappé dans le désert, ce livre nous explique la longue durée de ce voyage de quarante ans, qui aurait pu se faire en quelques semaines ou en quelques mois.

Le peuple qui venait d'arriver au Jourdain n'avait pas, dans sa majeure partie, assisté lui-même à la scène du don de la loi ou, après quarante années écoulées, n'en conservait qu'un souvenir confus. C'est pourquoi Moïse, prenant en quelque sorte la place de l'Eternel en face de ce nouvel Israël, lui fait entendre une répétition de la loi ; c'est là le contenu du Deutéronome. Il s'acquitte de cette tâche librement, sans s'assujettir à la lettre, cherchant à faire pénétrer dans le coeur du peuple l'esprit de la loi, plutôt que de lui en répéter textuellement la teneur. Dans un premier discours, il retrace les principaux événements du voyage à travers le désert ; dans un second, il répète et développe les points de la loi dans lesquels ressort le mieux l'esprit de piété et d'humanité qui doit distinguer le peuple de Dieu ; le troisième renferme une sommation finale, adressée à Israël. Le livre se termine par l'indication des dernières mesures prises par Moïse en vue de l'entrée en Canaan, et par le récit de sa mort. En résumé, trois livres retraçant le cours de l'histoire : la Genèse depuis la création jusqu'au séjour en Egypte ; l'Exode, de la sortie d'Egypte jusqu'au Sinaï ; les Nombres, du Sinaï au seuil de Canaan ; -- et deux livres en quelque sorte supplémentaires : le Lévitique, fixant le mode du culte, et le Deutéronome, consacrant le peuple pour la tâche qu'il doit remplir sur le sol choisi de Dieu. --

Ainsi l'établissement en Canaan est complètement préparé, et le peuple paraît mûr pour la réalisation du règne divin, non sous sa forme spirituelle, universelle et définitive, mais sous la forme symbolique et nationale qui doit précéder et préparer l'autre. Dès l'ouverture du livre des Révélations, l'oeuvre particulière de Moïse est rattachée à l'oeuvre supérieure du salut qui doit embrasser l'humanité tout entière.

Ce qu'est le recueil des quatre évangiles à l'égard de l'alliance chrétienne, le Pentateuque l'est à l'égard, de l'alliance israélite. Les événements qui sont racontés dans l'un et l'autre de ces deux recueils sont la base de tout le développement de l'oeuvre divine qui doit suivre. « La loi, dit saint Jean (1.47), a été donnée par Moïse, mais la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ. »

II - La composition du Pentateuque.

Les cinq livres de la Loi sont anonymes, comme tous les livres historiques et la plupart des Hagiographes de l'Ancien Testament ; mais, si les auteurs du Canon n'ont pas cru pouvoir leur assigner de nom d'auteur, la tradition postérieure a été unanime pour attribuer à Moïse la composition de ces livres où il joue un si grand rôle ; Moïse d'ailleurs est le grand législateur du peuple d'Israël, et comme les lois qu'il a promulguées font partie intégrante du Pentateuque, il était naturel d'admettre que lui-même avait écrit les récits historiques au milieu desquels cette législation est intercalée.

Cette opinion peut s'appuyer du reste sur certains témoignages empruntés au texte lui-même. Il nous est dit que l'Eternel ordonna à Moïse d'écrire dans le livre qu'il effacera Amalek de dessous les cieux (Exode 17.14) ; Moïse écrivit également toutes les paroles que l'Eternel avait prononcées lors de la promulgation de la loi sur Sinaï (Exode 24.4), et celles que l'Eternel lui dicta après que les tables de l'alliance eurent été brisées (Exode 34.27) ; il fit de même pour le catalogue des stations du voyage au désert (Nombres 33.2). Enfin, et surtout, la loi contenue dans le livre du Deutéronome est directement attribuée à Moïse qui l'aurait écrite et remise aux Lévites pour la déposer à côté de l'arche de l'Eternel (Deutéronome 31.9-11,22, 24-26).

Les noms de livre de la loi de Moïse, ou de loi de Moïse, ou simplement de livre de Moïse, que nous rencontrons dans les derniers écrits de l'Ancien Testament (voyez Néhémie 8.1 ; 13.1 ; Esdras 6.18), désignent Moïse comme le législateur d'Israël plutôt que comme le rédacteur de ces cinq livres. C'est ce que nous pouvons dire également des passages des évangiles où Moïse est présenté comme parlant lui-même dans les livres de la loi (Matthieu 19.7 ; Marc 12.19,26 ; Luc 24.27,44 ; Jean 1.46 ; 5.46-471). Mais on comprend aussi que l'on ait donné à ces expressions une plus grande portée, et il est tout naturel que l'antiquité juive et chrétienne ait été unanime à attribuer à Moïse la composition du Pentateuque. L'opposition de quelques sectes gnostiques qui rejetaient l'Ancien Testament n'a pas de valeur, car elle ne reposait que sur des considérations doctrinales et non point sur une tradition historique. Pour expliquer comment le récit de la mort de Moïse pouvait se trouver compris dans un livre qu'il aurait écrit lui-même, le Talmud disait que les huit derniers versets de la loi avaient été écrits par Josué.

On peut dire que cette opinion sur l'origine mosaïque du Pentateuque régna sans conteste jusqu'au milieu du siècle passé (18° siècle) ; c'est tout au plus si quelques savants formulèrent des réserves à propos de certains passages qui paraissaient supposer un état de choses postérieur à Moïse et qu'on expliquait le plus souvent comme des gloses de date plus récente. Ces objections eurent d'ailleurs peu d'influence, et l'opinion du philosophe Spinoza, qui attribuait la rédaction de la loi à Esdras, ne trouva pas d'écho.

La question du mode de composition du Pentateuque fut soulevée pour la première fois en 1753 par un médecin français, nommé Jean Astruc, qui avait été amené par ses travaux sur la lèpre à étudier de près l'Ancien Testament ; c'était un bon catholique, qui entendait bien ne point porter atteinte à l'opinion traditionnelle et qui maintenait, énergiquement l'origine mosaïque de ces livres. Il ne s'occupait du reste que de la Genèse, et il fit une remarque dont personne ne s'était avisé avant lui, du moins pour en tirer des conséquences critiques : il observa que dans certains récits Dieu est appelé constamment Elohim, tandis que dans d'autres nous ne rencontrons que le nom de Jéhova2 ; partant de là, il répartit les passages d'après ce caractère distinctif, et il arriva ainsi à constater, à côté de sources secondaires, l'existence de deux écrits parallèles principaux auxquels il donne le nom de mémoires et dont il estimait que Moïse se serait servi pour composer le livre de la Genèse3. Astruc pensait que son hypothèse facilitait l'intelligence de ce livre en ce qu'elle expliquait certaines répétitions, certains défauts de continuité, certaines divergences de détail que présentent plusieurs récits ; en réunissant en un tout les documents divers dont il disposait, Moïse leur aurait laissé leur caractère propre et n'aurait pas corrigé les variantes qui trahissent la pluralité des sources auxquelles il avait puisé.

Ces observations ingénieuses du médecin français n'eurent pas le succès qu'elles méritaient, et elles demeurèrent plus ou moins inaperçues jusqu'aux dernières années du siècle passé. C'est seulement dans ce siècle-ci que l'étude du Pentateuque fut reprise avec un soin tout nouveau.

Nous ne pouvons songer à donner ici un exposé détaillé de ce vaste travail critique qui n'est, point encore arrivé à des résultats définitifs ; nous nous bornerons à indiquer les phases principales de ce développement et à signaler les opinions qui ont obtenu le plus de suffrages ; nous nous réservons de formuler nos propres conclusions à la fin de notre étude du Pentateuque.

En suivant la voie ouverte par Astruc, plusieurs savants multiplièrent beaucoup le nombre des sources qui auraient été utilisées par Moïse dans la composition de la Genèse, et ils en vinrent à considérer ce livre comme une vaste compilation où l'auteur aurait réuni pêle-mêle tous les renseignements qu'il pouvait avoir sur les antiquités de son peuple et de l'humanité. Si cette hypothèse expliquait le caractère fragmentaire de plusieurs passages de la Genèse, elle méconnaissait l'existence du plan qui a présidé à la composition de ce livre, et elle ne rendait pas compte du lien manifeste qui rattache les unes aux autres certaines séries de récits.

Pour éviter cet inconvénient, d'autres théologiens supposèrent qu'à la base de la Genèse se trouvait un écrit principal qui en aurait fourni le plan et les éléments essentiels ; c'était celui où le nom d'Elohim est seul employé et qui commence avec le premier chapitre de la Genèse. Cet écrit aurait été complété plus tard par un rédacteur qui y aurait fait de nombreuses adjonctions et qui se serait servi du nom de Jéhova. Cette théorie avait sur la précédente l'avantage d'accentuer fortement, l'unité de plan de tous les récits élohistes. Ceux-ci formaient ainsi le cadre dans lequel tous les autres passages auraient été inlercalés.

Cependant la méthode qui avait conduit à démontrer l'existence d'un document élohiste suivi, fut aussi appliquée aux fragments où le nom de Jéhova était seul employé, et elle fit reconnaître que lorsqu'on les rapprochait les uns des autres ils présentaient la même suite et la même unité que l'on avait constatées d'abord dans les morceaux élohistes. On en revint ainsi à peu près à l'opinion émise déjà par Astruc qui, à côté de sources secondaires, avait reconnu l'existence de deux mémoires principaux, l'un élohiste, l'autre jéhoviste.

Les recherches critiques qui à l'origine n'avaient guère porté que sur la Genèse, s'étendirent aux autres livres du Pentateuque. Le Deutéronome présentait une unité de composition et de style qui excluait la supposition de sources diverses ; mais on observa que les trois livres médiaux du Pentateuque : l'Exode, le Lévitique et les Nombres, avaient ce même caractère fragmentaire et ces mêmes répétitions que l'on avait constatées dans la Genèse. C'est ce qui engagea plusieurs savants à appliquer à ces livres les mêmes hypothèses qu'ils avaient admises pour se rendre compte de la composition de la Genèse.

Il faut dire que l'on en était venu à ne plus attribuer à l'emploi des noms d'Elohim et de Jéhova l'importance qu'on lui avait donnée d'abord ; si cette différence des noms de Dieu avait été le premier fil conducteur qui avait amené à distinguer deux documents principaux, on reconnut que cette règle ne pouvait être maintenue d'une manière absolue.

La plupart des critiques admirent en effet que si l'auteur appelé élohiste ne se servait que du nom d'Elohim dans toute l'histoire patriarcale, il changeait de système à partir de la vocation de Moïse (Exode chapitre 6) et qu'après avoir dit comment Dieu se révéla alors sous le nom de Jéhova, il n'employait plus que ce dernier nom dans toute la suite de sa narration ; ce qui faisait disparaître dès ce moment, du récit l'un des caractères au moyen desquels on avait distingué les deux documents. D'autre part, plusieurs critiques crurent remarquer que certains morceaux où le nom d'Elohim était seul employé étaient cependant étroitement unis au récit jéhoviste, de telle sorte qu'il devenait impossible de les en séparer, tandis qu'ils différaient complètement par le style du document élohiste et qu'ils ne rentraient pas dans son cadre. On conclut de tout cela :

  • qu'en ne se réglant que sur la différence des noms de Dieu on n'arrivait pas dans la Genèse elle-même à démêler complètement les matériaux appartenant à chaque document ;
  • que, puisqu'après Exode chapitre 6 cette règle n'avait plus aucune application, si l'hypothèse des documents devait être maintenue, il fallait avoir recours pour les distinguer à d'autres caractères moins extérieurs.
Disons enfin que plusieurs savants ont cru reconnaître dans le livre de Josué les traces des mêmes sources utilisées dans le Pentateuque et qu'ils en ont conclu que le récit de la conquête du pays de Canaan avait fait partie intégrante des écrits primitifs dont le rédacteur du Pentateuque se serait servi pour la composition de son livre. Cette rapide esquisse historique suffira pour faire comprendre comment le plus grand nombre des commentateurs modernes du Pentateuque ont été amenés à reconnaître dans ce grand ouvrage l'existence de trois sources principales que nous appellerons document élohiste, document jéhoviste et Deutéronome, lors même que, d'après ce que nous venons de dire, les deux premiers noms ne soient pas très heureusement trouvés. Cette hypothèse est appliquée par la plupart des critiques aux six premiers livres de l'Ancien Testament, tandis que d'autres ne l'admettent que pour le Pentateuque ou même seulement pour la Genèse. Enfin un petit groupe de théologiens se refuse absolument à entrer dans cette voie et conteste toute réalité à cette distinction des sources.

Comme nous devrons souvent, dans le cours de notre étude, faire allusion à ces théories, nous croyons devoir indiquer ici quels sont, d'après les partisans de cette hypothèse, les traits distinctifs de chacun de ces documents ; nous le ferons en suivant l'opinion de ceux qui estiment, que ces sources se reconnaissent non seulement dans la Genèse, mais à travers tous les livres de la Loi.

Mais il faut avant tout remarquer que le rédacteur du Pentateuque, quel qu'il soit, n'a pas fait une simple compilation de matériaux divers ; il a saisi dans sa grandeur ce plan de l'histoire du salut du monde que nous avons cherché à caractériser nous-mêmes au chapitre premier de cette introduction. En écrivant son livre, il n'a pas travaillé sans doute d'après la méthode des historiens occidentaux ; il n'a pas remanié ses sources pour les fondre en un tout homogène ; il leur a bien plutôt laissé leur caractère original. Nous nous ferions une idée de ce qu'a dû être l'oeuvre de ce rédacteur si nous supposions qu'un homme de Dieu de la fin de l'âge apostolique eût réuni en un même livre nos quatre évangiles pour ne nous donner qu'une seule et unique vie de Jésus. Cette harmonie des évangiles n'aurait pas l'unité d'un livre écrit par un même auteur, et en l'examinant de près on ne tarderait pas à y reconnaître les traces de la combinaison d'éléments divers. Si le rédacteur du Pentateuque a suivi ce procédé, s'il a voulu réunir en un même tout plusieurs écrits racontant chacun les origines de l'humanité et du peuple d'Israël, il a dû lui arriver sans doute de supprimer parfois la narration abrégée d'une de ses sources pour la remplacer par celle de l'autre source, plus circonstanciée et plus complète ; ou bien il a pu donner l'une à côté de l'autre deux narrations d'un même fait qui présentaient chacune des particularités frappantes ; ou enfin il a pu combiner parfois les deux documents de telle sorte que le texte nouveau contiendra tous les traits spéciaux que fournissait chaque oeuvre particulière.

Ce mode de composition complique assurément la tâche de ceux qui cherchent à retrouver le texte des documents primitifs, et les documents ainsi reconstruits présenteront nécessairement des lacunes. Cependant les partisans de cette hypothèse sont arrivés à rétablir d'une manière satisfaisante la physionomie de chacune des sources, et s'il y a encore entre eux certaines divergences de détail, on peut dire qu'ils se sont mis d'accord sur la répartition générale des fragments. Nous allons les suivre en caractérisant brièvement chacun des documents, tels qu'ils les ont reconstitués.

Le document qui emploie jusqu'à la vocation de Moïse (Exode chapitre 6) le nom d'Elohim et que l'on désigne sous le nom d'élohiste, est avant tout un code législatif ; les récits historiques n'y occupent qu'une place secondaire ; il comprend en effet tout cet ensemble de lois que nous trouvons réunies depuis le chapitre 25 de l'Exode (sauf les chapitres 32 à 34) à travers tout, le Lévitique et jusqu'au chapitre 10 du livre des Nombres ; nous devons y joindre encore plusieurs prescriptions légales contenues au chapitre 12 de l'Exode et dans les chapitres 28 à 36 des Nombres. Toute cette législation, qui concerne surtout les rites du culte Israélite, se trouve comme intercalée dans un cadre narratif qui résume l'histoire sainte depuis la création du monde jusqu'à la prise de possession du pays de Canaan. L'auteur n'a pas tant en vue de raconter l'histoire que d'en jalonner le cours pour marquer nettement les phases principales du développement du règne de Dieu jusqu'à l'établissement des Israélites dans le pays de la promesse ; les événements principaux qu'il rapporte avec détails sont mis en relation intime avec la loi promulguée par Moïse ; ils ne sont rattachés les uns aux autres que par un mince fil généalogique et chronologique. La constitution religieuse du peuple de l'Alliance apparaît ainsi dans toute sa grandeur comme le fait essentiel de son histoire qui lui imprime son caractère unique et qui lui donne son importance dans les destinées de l'humanité tout entière.

C'est à ce titre que ce document raconte d'une manière développée :

  • la création du monde : Genèse 1.1 à 2.4
  • le déluge : Genèse chapitres 5 à 9, combiné avec le récit jéhoviste
  • l'alliance avec Abraham : Genèse chapitre 17
  • l'achat de la caverne de Macpéla : Genèse chapitre 22
  • la vocation de Moïse : Exode chapitre 6
  • les plaies d'Egypte et le voyage du peuple jusqu'à Sinaï : Exode chapitres 7 à 16, combiné avec le récit jéhoviste
  • la victoire sur les Madianites : Nombres chapitre 31
  • la mort de Moïse : Deutéronome chapitre 34.
La plupart de ces récits aboutissent à des prescriptions légales qui les mettent en relation directe avec le thème essentiel du livre. Le style en est sévère, majestueux ; c'est un ouvrage systématique ; on le voit jusque dans l'histoire des patriarches qui, dans sa concision, doit surtout montrer comment la race sainte demeure vierge de tout mélange avec les païens4.

Le document jéhoviste (auquel nous conservons ce nom malgré les passages où le nom d'Elohim est aussi employé) a un tout autre caractère ; les lois n'y occupent qu'une place très restreinte, ce sont celles contenues dans ce qu'on appelle le livre de l'alliance (Exode chapitres 20 à 23 ; chapitre 34) ; la majeure partie de l'ouvrage est historique. C'est là que nous trouvons, sous leur forme si admirable, tous ces récits de l'époque patriarcale et mosaïque que nous avons conservés dans notre mémoire depuis notre enfance ; l'auteur qui voudra extraire du Pentateuque les pages destinées à former une histoire sainte à l'usage de la jeunesse, les prendra presque-toutes dans le document jéhoviste. Son style est coloré, pittoresque ; les détails abondent, les épisodes sont fréquents, les caractères sont tracés avec une vérité psychologique qui les fait revivre devant nos yeux. En un mot nous avons dans cet écrit la tradition historique vivante qui nous montre l'Eternel faisant l'éducation religieuse des patriarches et de son peuple, et les amenant ainsi à accomplir l'oeuvre qu'il leur avait assignée dans l'histoire du monde. Le plan du reste est le même que dans le document élohiste et cette conformité nous prouve que le rôle providentiel du peuple d'Israël était saisi, avec la même netteté par les deux auteurs. Quant au Deutéronome, comme il forme un tout à part, le lecteur attentif remarquera sans peine les traits spéciaux qui le distinguent des autres livres du Pentateuque.

Ce sont là les trois documents qu'un dernier rédacteur aurait réunis pour en composer le Pentateuque, tel que nous le possédons aujourd'hui. Mais si l'accord est assez général, sur ce point entre la plupart, des commentateurs modernes, ces mêmes théologiens diffèrent singulièrement lorsqu'il s'agit de fixer la date de l'origine et de la réunion de ces documents et de déterminer la part qui revient à Moïse dans cette oeuvre. Il y a quelque vingt ans, les critiques étaient à peu près unanimes pour envisager le document élohiste comme le plus ancien ; il aurait été composé pendant la période qui s'est écoulée entre la mort de Moïse et le schisme de Jéroboam ; le document jéhoviste serait un peu postérieur, et le Deutéronome aurait été rédigé au temps de Josué ou des Juges suivant les uns, au commencement du règne de Josias suivant les autres ; quant à la législation élohiste, certaines expressions qui supposent la vie du désert et qui se rencontrent dans plusieurs lois, étaient envisagées comme une preuve de son origine mosaïque.

Une nouvelle école qui a surgi dès lors a rejeté cette hypothèse ; elle affirme bien, comme la précédente, que le document jéhoviste date du IX° siècle et le Deutéronome du VII° avant J-C ; mais elle estime que le document élohiste avec toutes ses lois cérémoniales est de beaucoup postérieur et qu'il a pour auteur Esdras ou l'un de ses contemporains ; les traits qui semblent rappeler le séjour au désert seraient simplement un leurre destiné à faire croire à l'origine mosaïque de cette législation.

La question ici débattue est de beaucoup la plus grave de toutes celles que soulève la critique de l'Ancien Testament ; il s'agit de savoir si la religion israélite repose sur une alliance conclue entre Jéhova et son peuple, et dont Moïse aurait été le médiateur, ou si elle n'est autre chose qu'un culte originairement naturaliste, comme celui des Cananéens, qui se serait purifié graduellement sous l'influence de divers facteurs historiques. II va sans dire qu'avec cette dernière conception de la religion et du culte des enfants d'Israël, toute l'histoire patriarcale et celle de Moïse et de Josué sont rejetées dans le domaine de la légende plus ou moins fabuleuse.

Nous croyons devoir distinguer ici deux problèmes bien différents. L'un est de nature littéraire ; il porte sur le mode de composition du Pentateuque, sur la personne de son ou de ses auteurs, sur la date de sa rédaction ; c'est sur ce point que nous nous sommes réservé de formuler nos conclusions à la fin de cette étude ; nous réunirons alors les données que nous aura fournies l'exégèse et nous verrons si ces données sont assez nombreuses et assez précises pour nous permettre d'arriver à un résultat certain ou du moins probable.

L'autre problème est de toute autre nature ; il porte sur la vérité même des faits racontés dans le Pentateuque, sur le plan du règne de Dieu, tel qu'il est tracé non seulement dans ce livre, mais dans tout l'ensemble de nos écrits sacrés. C'est la conception biblique de l'histoire du monde et du salut qui est ici en question. La foi chrétienne y est elle-même engagée. Sur ce point, nous ne pouvons ni ne devons demeurer dans le vague ; et nous présenterons dans le chapitre suivant quelques observations sur cette question vitale.

III - La vérité des faits.

Avant d'entrer dans l'étude détaillée du Pentateuque, ce monument littéraire le plus grandiose de toute l'antiquité, nous devons nous demander, et cela d'autant plus que nous n'avons pas cru devoir trancher à l'avance la question du mode de composition, dans quelle mesure nous pouvons accorder notre confiance au récit des événements qui nous y sont racontés.

Quant aux détails, cette question ne pourra être examinée qu'au fur et à mesure que nous étudierons les faits rapportés. Mais il est deux questions générales qui peuvent et doivent être résolues avant toute discussion particulière : c'est celle de savoir si les auteurs des récits qui vont passer sous nos yeux, ont été des hommes sincères et de bonne foi, croyant eux-mêmes de toute leur âme aux événements qu'ils nous racontent, et si dans la nature même de leurs récits nous possédons une garantie suffisante non seulement de la sincérité, mais encore de la vérité de leur narration.

En abordant ces questions, nous rappelons ce que nous avons dit dans l'introduction à la Bible du caractère général des écrits bibliques par lequel ils s'élèvent au-dessus de tout intérêt personnel ou national et visent uniquement à la gloire de Dieu. Ce caractère ressort très particulièrement dans le Pentateuque.

Le peuple, dont l'histoire est racontée dans ce livre, y est jugé et traité tout du long avec une sévérité extraordinaire. Son incrédulité en face de Moïse et d'Aaron qui viennent de la part de Dieu pour le délivrer, ses murmures immédiatement après la sortie d'Egypte, malgré les miracles et la délivrance qui viennent de s'accomplir, son retour à l'idolâtrie égyptienne au pied même du Sinaï, sa révolte ouverte, enfin, à l'occasion du retour des espions, son rejet de la part de l'Eternel, sa condamnation à une mort, ignominieuse dans le désert, tous ces faits sont mis à découvert sans le moindre ménagement par le récit sacré. Puisque l'auteur ne les a pas cachés, il est donc un homme sincère ; puisqu'aucun Israélite n'eût pu avoir l'idée de les inventer dans le but de flétrir son peuple, ils sont donc la vérité même.

Mais ne pourrait-on pas supposer à la rigueur que le narrateur, appartenant au parti des prêtres, se soit laissé entraîner par l'orgueil sacerdotal à rabaisser et à calomnier le simple peuple ? Cette supposition n'est pas admissible ; car Aaron, le chef et le représentant de la sacrificature, n'est pas présenté sous un jour plus favorable que le peuple lui-même. C'est lui qui reçoit les dons pour la confection du veau d'or et qui préside à cet acte ; c'est sous ses auspices que se célèbre la fête idolâtre. Non seulement cela, mais avec Marie, sa soeur, il se révolte contre l'autorité de Moïse ; avec elle il est frappé de la lèpre et expulsé du camp, comme un maudit, et il ne doit sa guérison et son salut, lui le grand sacrificateur, qu'à l'intercession de Moïse, simple Lévite. Enfin, pour punition d'une dernière faute commise en commun avec Moïse, il meurt sur la montagne de Hor, sans avoir pu saluer, même du regard, la terre promise. Les simples sacrificateurs ne sont pas mieux traités que leur père. Deux d'entre eux deviennent les premiers profanateurs du sanctuaire et meurent consumés par le feu qui sort de l'autel. Et si l'on-disait que de tels traits ont été imaginés par un Lévite jaloux de la prépondérance accordée à la famille d'Aaron, comment expliquer le récit détaillé de la perfide et cruelle conduite de Lévi, le père de la tribu, envers les habitants de Sichem (Genèse chapitre 34) et, dans la bénédiction que Jacob donne à ses fils, la parole qu'il adresse à Lévi et qui devient pour lui une malédiction (Genèse 49.5-7) : « Siméon et Lévi sont frères, instruments de violence dans leur demeure. Que mon âme n'entre point dans leur conseil secret ; que ma gloire ne se joigne point à leur assemblée ! Car ils ont tué les gens en leur colère et enlevé les boeufs pour leur plaisir. Que leur colère soit maudite, car elle a été violente, et leur fureur, car elle a été rude. Je les diviserai en Jacob et les disperserai en Israël. » La dissémination des Lévites dans tout le pays, qui en elle-même devait être une bénédiction pour eux et pour tout le peuple, reçoit ainsi, aussi bien que la dispersion de Siméon, le caractère d'un châtiment. Y a-t-il là un esprit de partialité en faveur de la tribu lévitique ou de la famille sacerdotale ! Non, tout honneur est donné à Dieu ; ce qu'il y a de plus élevé en Israël doit se courber sous son jugement.

Ou bien cette histoire serait-elle peut-être l'oeuvre d'un parti hostile au clergé, aussi bien qu'au peuple, le parti des prophètes ? Ce serait Moïse, le grand prophète d'Israël, le prophète par excellence, que le Pentateuque tendrait à glorifier, afin de donner le premier rang à l'ordre dont il est le chef. Mais Moïse n'est pas moins humilié et jugé dans ce récit que le peuple et les sacrificateurs. Son premier pas dans l'oeuvre qu'il médite, c'est un meurtre. Quand, après quarante ans d'attente et d'humiliation au désert, il est appelé de Dieu, il oppose à cette invitation une incrédulité persévérante, qui va jusqu'à irriter l'Eternel lui-même. Enfin l'un de ses derniers actes est de désobéir à l'Eternel et de s'attirer ainsi la même punition dont était frappé le peuple entier pour sa révolte, celle de voir la terre promise se fermer devant lui. Il ne lui est accordé, à lui le serviteur dévoué de Dieu et du peuple, que la grâce de contempler de loin le pays si longtemps désiré. L'esprit d'une telle histoire n'est certes pas celui de la glorification de Moïse.

Le récit du Pentateuque ne procède pas autrement avec tous les autres personnages remarquables de l'histoire. Le principal d'entre eux, qui seul peut être mis à côté de Moïse, Abraham, se laisse deux fois entraîner au péché de mentir et doit subir pour ce fait la correction d'un roi païen. Lui, le prophète et le bien-aimé de l'Eternel, se laisse entraîner par l'incrédulité de sa femme et par la sienne propre à désespérer de l'accomplissement de la promesse divine et à recourir à un moyen charnel et tout humain, dont l'emploi est puni par toute une série de troubles domestiques qui en résultent ; tellement que, s'il obtient de Dieu le titre de juste, ce n'est point en raison de ses oeuvres, mais en dépit de ses oeuvres et uniquement, comme le déclare le récit, en raison de sa foi. Isaac compromet sans scrupule, sous l'empire d'un grossier penchant sensuel, le dessein de Dieu révélé à sa femme, d'après lequel Jacob devait être préféré à Esaü, et provoque ainsi le détestable conseil que Rébecca donne à Jacob. Celui-ci, après avoir abusé de l'état de faiblesse où il voit son frère, trompe son père aveugle, puis ruse avec son beau-père ; mais il est condamné à passer sa vie sous le poids des punitions que lui attirent ces fautes : il est à son tour trompé par son beau-père, trompé par ses fils ; et quand enfin il rentre dans la terre promise, ce n'est qu'en passant par la fournaise du jugement de Dieu et en poussant vers son juge un appel désespéré à sa grâce. Voilà, telle que nous la retrace le Pentateuque, l'histoire des trois patriarches, souche vénérable du peuple élu. -- Et les branches, se présentent-elles sous un meilleur aspect ? Nous avons entendu le jugement de Dieu par la bouche de Jacob sur Siméon et Lévi. Que dire des incestes de Ruben et de Juda, le chef de la future tribu royale, et de la conduite de tous envers leur frère Joseph ? Cette narration n'est assurément pas empreinte de partialité. Il n'y a pas là de gloriole humaine, par conséquent pas de fiction. Et même à supposer qu'une telle histoire fût inventée, quel homme, je vous prie, eût été assez habile pour la faire accepter d'un peuple qui n'en aurait pas connu avec certitude la vérité et la faire lire et relire avec dévotion et humiliation, d'âge en âge, par toutes les familles israélites ?

Une telle histoire porte donc en elle-même la preuve de la sincérité de son ou de ses narrateurs, bien plus de la vérité historique des faits qu'elle raconte. Nous ne parlons naturellement que de la marche des faits dans leur ensemble ; et nous ne voulons point exclure par là la possibilité d'erreurs involontaires et de détail.

Une objection s'élève cependant : celle qui provient des récits de faits miraculeux. Est-il réellement possible qu'une volonté supérieure intervienne dans l'enchaînement rigoureux des faits déterminé par les lois de la nature? Ou bien est-il vraisemblable que Dieu ait assez maladroitement constitué le monde au début, pour qu'il doive venir y apporter des corrections après coup ?

Avant tout, remarquons que ce sont là des questions spéculatives, théoriques, et que ce n'est pas à la théorie qu'il appartient de maîtriser les faits, mais aux faits à fournir les éléments de la théorie. Or nous venons de remarquer en général que l'histoire renfermée dans le Pentateuque présente un ensemble de faits nécessairement réels, et les preuves que nous avons données s'appliquent tout particulièrement aux faits miraculeux. Car la plupart d'entre ceux qui nous sont rapportés, sont en relation étroite avec les péchés du peuple et de ses héros, péchés que rien n'aurait pu porter à inventer. Les premiers miracles proprement dits sont ceux qui accompagnent la vocation de Moïse dans le désert ; or ils sont motivés par la résistance obstinée de Moïse et par la prévision de l'incrédulité du peuple. Plus tard, c'est l'esprit de murmure et de révolte dont le peuple est animé qui provoque un grand nombre des miracles du désert. Les eaux jaillissant du rocher, l'arrivée des cailles au moment annoncé, la guérison par le serpent d'airain, sont autant de monuments de la culpabilité du peuple non moins que de la bonté de Dieu. Ces miracles sont-ils fictifs ? les rébellions qui les ont provoqués doivent l'être aussi. Ces rébellions ne sauraient-elles être inventées ? les miracles qui les accompagnent ne le sont pas non plus.

Remarquons, en passant, qu'il est entièrement faux de dire, comme on le fait souvent, que les miracles sont plus nombreux dans l'histoire des temps les plus reculés et les plus ténébreux, et qu'ils deviennent de plus en plus rares à mesure que l'on se rapproche des époques plus éclairées. C'est le contraire qui est vrai. Pendant les 2500 années qui précèdent le temps de Moïse, l'histoire sainte ne raconte pas un seul miracle proprement dit, c'est-à-dire un fait surnaturel opéré dans le domaine de la nature, car nous ne pouvons ranger dans cette catégorie ni le déluge, ni les apparitions divines ou théophanies, ni même la naissance d'Isaac. Or ce seraient les seuls faits à citer. C'est avec l'appel de Moïse que commencent vraiment les miracles, et cela en relation avec la révélation de Dieu comme Jéhova, c'est-à-dire comme l'Etre qui seul est ce qu'il est et qui par conséquent donne l'être à tout ce qui est et seul le fait être ce qu'il est. Le miracle par lequel la verge est changée en serpent et le serpent en verge montre que Dieu dispose en maître des êtres existants, et n'est ainsi que l'illustration éclatante de ce nom de Jéhova, Celui qui est, sous lequel Dieu se fait connaître à Israël à ce moment décisif de son histoire. Après cette époque créatrice, à laquelle président Moïse et Josué, les miracles cessent presque entièrement jusqu'à l'époque rénovatrice d'Elie et d'Elisée ; et après celle-ci de nouveau, jusqu'au temps de la captivité et du retour ; après quoi ils cessent complètement pour reparaître avec un éclat, nouveau et incomparable au temps de Jésus et des apôtres. Et cependant, cette dernière époque, où la puissance miraculeuse se déploie le plus richement, appartient déjà aux temps complètement historiques. Et ce qu'il faut remarquer encore, c'est que, si les miracles étaient le produit de l'imagination et de la légende, il n'y aurait pas de raison pour qu'ils ne fussent pas répandus d'une manière uniforme sur tout le cours de l'histoire sainte, au lieu de se concentrer sur quatre époques principales. On voit par là que ces oeuvres de la puissance divine dans la nature sont en relation avec les grandes crises spirituelles, les époques créatrices du règne de Dieu. Et l'on peut comprendre par là combien il est absurde de demander, comme on l'a fait, pour preuve de la possibilité du miracle, la résurrection d'un mort opérée à un moment fixé, sans relation aucune avec le règne de Dieu, en présence d'une assemblée d'académiciens convoqués ad hoc.

On nie la possibilité du miracle par la raison que la matière a ses lois qui ne permettent pas d'exception. Mais ceux qui parlent de la sorte savent-ils ce que c'est que la matière ? La science parle d'atomes ; mais l'idée même d'un atome renferme une contradiction. Si l'atome est matériel, il est encore divisible et par conséquent n'est pas atome (insécable étymologiquement) ; s'il est immatériel, comment une réunion d'êtres immatériels peut-elle former la matière ? On est donc amené à n'envisager toutes les apparences sensibles que comme le résultat de la combinaison ou du croisement d'un certain nombre de forces. Qu'y a-t-il dans ce cas d'inconcevable à ce qu'une force supérieure, agissant au service d'une volonté libre et consciente d'elle-même, intervienne dans le jeu des forces naturelles pour en modifier l'action, exactement comme notre volonté spontanée intervient à tout moment dans le jeu des forces organiques de notre corps pour en tirer des effets que d'elles-mêmes elles n'eussent jamais produits ? Quoi qu'il en soit de cette question, qui probablement restera à jamais insoluble pour la science, ce que nous savons certainement, nous qui croyons en Dieu, c'est que la matière est le produit de la volonté, et que par conséquent elle demeure au pouvoir de la volonté qui l'a fait apparaître et qui lui a donné ses lois.

C'est également en vain que l'on prétend qu'en intervenant directement dans le domaine de la nature, la volonté suprême corrigerait elle-même son oeuvre. La nature a été formée en vue de l'homme, et l'homme est doué de liberté. Il peut donc arriver que l'homme dévie de la voie qui doit le conduire à sa divine destination et que pour le ramener sur la bonne route Dieu se serve de la nature, comme le cavalier agit par le mors ou l'éperon sur la marche de son coursier. Dans ces cas-là, Dieu ne corrige pas son oeuvre ; mais au moyen de son oeuvre, disposée par lui dans ce but, il corrige ou stimule sa créature intelligente et libre, afin de la conduire à la parfaite réalisation de son règne, qui est le terme glorieux et de l'humanité et de la nature.

C'est donc avec une grande confiance que nous abordons l'étude de l'histoire du règne de Dieu renfermée dans nos saints livres, certains que nous sommes de nous trouver en face de la divine histoire qui sert de point d'appui à toute la marche de l'humanité.


1
Dans ce dernier passage, Jésus parle de Moïse comme ayant, écrit à son sujet ; mais ce mot, d'après le contexte, doit surtout s'appliquer à l'oeuvre législative de Moïse. Jésus du reste n'exprime pas une opinion sur la question littéraire de la rédaction des livres du Pentateuque, qui n'était pas en cause entre lui et ses auditeurs.
2
Le nom d'Elohim est celui que nos traductions rendent par le mot Dieu ; le nom de Jéhova est rendu par celui de l'Eternel. On admet généralement que la vraie prononciation de ce dernier est Jahvé. Nous conservons la forme Jéhova comme étant la plus usitée.
3
Conjectures sur les mémoires originaux dont il paroit que Moyse s'est servi pour composer le livre de la Genèse. Avec des remarques qui appuient ou éclaircissent ces conjectures. Bruxelles 1753.
4
Nous donnons ici pour ceux qui s'intéresseraient à ces questions la série des passages de la Genèse que l'on attribue à l'Elohiste ; tout le reste du livre fait partie du document jéhoviste :
1.1-2.4a ; chapitre 5 (sauf le verset 29) ; 6.9-22 ; 7.6 (7-9) ; 7.13-16a ; 7.18-21 ; 7.24-8.5 ; 8.13a ; 8.14-19 ; 9.1-47 ; 9.28-29 ; (chapitre 10) ; 11.10-32 ; 12.4b-5 ; 13.6 ; 13.11b-12 ; 16.3,15,16 ; chapitre 17 ; 19.29 ; 21.1b-5 ; chapitre 23 ; 25.7-11 (12,16b,17,26b) ; 26.34-35 ; 27.46 ; 28.4-9 ; 31.17-18 ; 35.9-15 ; 35.22b-29 ; chapitre 36 ; 37.1 ; 46.6-7 (8-27) ; 47.(7-10) ; 47.27b-28 ; 48.3-7 ; 49.28b-33 ; 50.12,13,22.
Les passages entre parenthèses sont, attribués selon les commentateurs à l'un ou à l'autre des deux documents.

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