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A l'aube du prochain millénaire
4. Les baptistes français et le millénarisme

Auteur :
Type : Dossier
Thème : Religions et Croyances
Source : Construire Ensemble   
Publié sur Lueur le
Sommaire du dossier :
  1. A l'aube du prochain millénaire
  2. Entretiens sur la fin des temps
  3. Les baptistes français et le millénarisme

Fin de millénaire et millénarisme

Il convient de ne pas confondre les peurs liées à la fin d'un millénaire et le millénarisme. Ce dernier est un important courant de pensée qui se caractérise par la croyance en mille ans (d'où le terme " millénarisme ") de bonheur, de paix et de justice sur terre, la plupart du temps envisagés sous le règne du Christ. Cet " âge d'or " se situerait entre le temps présent et le Jugement dernier. Le millénarisme repose tout particulièrement sur une interprétation littérale des versets 1 à 10 du chapitre 20 du livre de l'Apocalypse.

H. G. 

Un regard historique

En se fiant aveuglément aux médias, on pourrait penser que c'est l'imminence de l'an 2000 qui crée et nourrit l'attente millénariste. Cette perception n'est sans doute pas complètement fausse, mais elle oublie une réalité familière au christianisme, et notamment aux protestants évangéliques : l'attente millénariste dépend peu des dates. Hier, aujourd'hui, demain, en 1920, 1950 comme en 1999, cette attente est à l'oeuvre. Ainsi, tout en s'efforçant, avec les autres groupes religieux, de contribuer à une société plus "vivable", les baptistes français ont toujours estimé que le monde terrestre est appelé à être ébranlé dans ses fondements. Au-delà du clivage fondamentaliste, ils se retrouvent tous devant une même impatience eschatologique et une même conviction foncière : ce n'est pas la culture qui sauvera l'homme. En d'autres termes, la culture, l'effort civilisateur entrepris sans cesse à nouveaux frais par les sociétés humaines mérite une certaine sympathie et l'intérêt des chrétiens, mais seul Dieu peut résoudre l'inextricable piège dans lequel l'être humain, victime de son péché, s'enferme régulièrement.

Les baptistes français se sont généralement montrés très sensibles à cette thématique eschatologique du retour final du Christ, en pré-millénaristes qu'ils sont en majorité. Leur attachement au contenu positif de la Bible, y compris dans ses dimensions prophétiques, leur expérience d'une certaine discrimination avant 1870 les conduisirent à valoriser l'importance du retour du Christ, et la nécessité de s'y préparer de toute urgence. "Sur ce point, les chrétiens ont à se faire de grands reproches", affirme par exemple Ruben Saillens, qui déplore qu'ils n'aient pas donné " à cette prophétie " l'importance que lui donnent les Écritures, et surtout les Apôtres". Loin d'être, selon lui, une "doctrine ésotérique, réservée à des initiés", cette prophétie eschatologique du "Retour" de Jésus-Christ complète obligatoirement le plan de Dieu. Ce Retour sera "imprévu, même par l'Église fidèle", et aucun baptiste français ne s'est jamais risqué à en prévoir la date, mais il est assuré. Les "véritables enfants de Dieu"', sentinelles de l'invisible et des fins dernières, se doivent de l'annoncer, et, tels Giovanni Drogo dans le Désert des Tartares, posté inlassablement "au sommet des remparts" de la citadelle, "attendre" les signes2. Philémon Vincent a plusieurs fois exprimé cette espérance millénariste du retour de Jésus-Christ. En 1907, il écrivait cette prière:

" [...] ô Jésus, ton oeuvre rédemptrice n'est point achevée ! Nous te rendons grâces des bienfaits que tu as semés à pleines mains sur notre pauvre terre. Mais il existe encore des enfants martyrs, des femmes opprimées, des esclaves qui gémissent, des pécheurs en travail, des souffrants et des mourants qui se désespèrent, et c'est en leur faveur que nous faisons monter jusqu'à toi notre ardente supplication. Pourtant, nous sommes pleins d'espoir. Tu vois aussi bien que nous ce qui te reste à faire. Tu souffres plus cruellement encore que nous de tout ce qui se commet encore, parmi les hommes, d'injustice et de violence. Redouble, dans le monde, ton action rédemptrice ! Bientôt la haine et la guerre, la superstition et l'incrédulité, l'intempérance et l'impureté, l'ignorance et le péché, disparaîtront à jamais, et tu établiras, sur l'humanité reconnaissante, ton règne de fraternité et d'amour sans fin ".3

Bientôt... Un jour viendra... On ne se situe pas ici à l'horizon marxiste des lendemains radieux de la lutte des classes chantés par Aragon. L'être humain n'a aucune chance de réaliser par ses seules forces l'avènement d'un "règne de fraternité". Il y a là l'expression d'une impasse de la civilisation humaine en tant qu'effort pour se passer de Dieu. Seul ce dernier, par son intervention, son "action rédemptrice", peut régénérer l'humanité et achever, par son avènement à l'horizon millénariste, de faire triompher "l'amour sans fin". Cette attente est longue cependant, et dans l'intervalle, le mal social continue d'abonder. Un an avant sa mort, il le constate avec douleur (et un accent sur la guerre qui s'explique par l'expérience traumatique de la Grande Guerre, durant laquelle il a perdu deux de ses fils), sans pour autant se départir de son espérance millénariste:

" [...] Notre Père qui es aux cieux, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ! Il en est grand temps! Vois ces cabarets, créations de Satan destinées à détruire les tiennes, ces tavernes et ces bouges, où l'homme se ruine et s'abrutit, et tous ces alambics où se distille le poison des cerveaux et le poison des moeurs, l'ivresse et le vice. Vois ces asiles de fous alcooliques, ces lupanars, ces prisons et ces bagnes! Vois ces ménages qui pourraient être l'avant-goût du ciel, et qui sont l'avant-goût de l'enfer! Vois ces taudis que l'égoïsme et la sottise des hommes ont multipliés, et qui sont des officines de dégradation physique et morale! Vois ces casernes où nos jeunes gens d'élite apprennent à se tuer de loin et de près. Vois ces arsenaux, ces canons, et mitrailleuses, ces fusils et revolvers, ces épées et sabres, ces obus, ces grenades, ces cartouches, ces gaz infernaux, et ces avions militaires qui plongeront en une heure dans le silence de la mort toute une cité active, hommes, femmes, et enfants. Vois ces cuirassés, ces croiseurs, ces torpilleurs, ces poseurs de mines, ces sous-marins. Vois tous ces instruments de haine, de violence et de massacre, et Satan soufflant sa rage au coeur des hommes, afin qu'ils s'entretuent. Ô Père aie pitié de nous ! Exauce la prière du Christ ! Que ton règne vienne ! [...]"4

Impatience ! Impatience d'un homme qui correspond bien à l'observation de Jean Delumeau : "Les notions de cheminement lent et d'attente prolongée ont toujours manqué aux millénaristes"5. La civilisation humaine, porteuse de péché social, est vouée à la mort. Seule l'intervention décisive de Dieu, ardemment désirée, attendue, peut fournir une issue. Suivant des nuances diverses (en particulier sur la nature exacte du Millenium), tous les baptistes français s'accordent sur ce pessimisme culturel pondéré par l'espérance chrétienne de l'avènement du Royaume de Christ. En ce sens, ils correspondent bien à cette figure du "pessimiste consolé" dans laquelle l'historien André Encrevé, par une heureuse formule, a défini les protestants "revivalistes", c'est-à-dire ceux qui ont fait l'expérience de la conversion individuelle dans le cadre des mouvements du "Réveil". C'est cette tension (pessimisme sur l'être humain livré à lui-même, espérance en l'action déterminante de Dieu dans l'histoire) qui explique, à la fois leur rapport un peu ambivalent à la culture, leur engagement social majoritaire (mais pas unanime) et leur accent sur l'évangélisation des populations : les baptistes français s'estiment en devoir de préparer le terrain du "Royaume de Dieu" en agissant dès maintenant comme témoins du Christ, à l'échelon individuel et social.


1 Ruben Saillens, Le mystère de la foi, Exposé de la Doctrine évangélique d'après les Saintes Écritures, Nogent-sur-Marne, éd. de l'Institut Biblique, 1931, pp.140 et 146.
2 Dino Buzzati, Le désert des Tartares, Paris, ed. Le Livre de Poche, 1992, p.202.
3 Philémon Vincent, éditorial "Le Christ est né!", La Pioche et la Truelle, n°293, 25 décembre 1907, p.1.
4 Philémon Vincent, "Que ton règne vienne!", La Solidarité Sociale, organe hebdomadaire de rénovation individuelle et sociale, n°340, 7 janvier 1928, p.1.
5 Jean Delumeau, Mille ans de bonheur, une histoire du paradis, Paris, Fayard, 1995, p.422.

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